mercredi 16 juillet 2008

LA CUISINE


Il est deux heures du matin,
Une insomnie nerveuse ronge mon lit solitaire,
Je fixe le plafond d’un regard vide, incertain,
Un regard amer…
Je n’arrive pas à dormir, ni même à rêver,
Je ferme les yeux, je m’efforce de ne plus penser à elle ni à son doux visage…
Des pensées cauchemardesques frôlent mes visions inachevées…
Elle me hante, me tourmente, me saccage…

Je me lève péniblement et me dirige vers la cuisine éclairée par la lueur de cette lune timide qui pénètre à travers les stores fermés.
Je me plais dans cette pénombre striée, dans cette obscurité éraflée, comme un animal en cage.
Je sens son parfum, sa fragrance vanillée pénètre mes narines et envoûte mes conduits olfactifs, à m’enivrer…
Je la sens en moi, elle est là, dans chaque coin, dans le moindre recoin de cette pièce, cette pièce qui a connu les péripéties tumultueuses de nos ébats, de nos disputes et de nos réconciliations, de nos passions et de nos amours…

Je caresse le rebord métallique et glacial de la petite table où nous mangions, où nous partagions ces éclats de rire dont toi seule as le secret, où nous nous perdions dans des disputes interminables et des pleurs inconsolables…

Tes mots surgelés que tu conservais bien au frais
Glaçaient mes veines et mon sang, paralysaient tes traits…
De temps à autre, tu en sortais une part bien glaciale
Que tu enfonçais dans mon corps, comme des pics fatals…
Pétrifié, transi, je te laissais faire, mes yeux frôlaient ta colère,
Je voguais sur cette mélodie stridente et polaire,
Je m’envolais au son de tes éclats de voix et des éclats de verre…
Puis vint le calme, les larmes et ton parfum embaumait ma chair…

Que tu es belle !

Je me rappellerai toujours ce matin d’automne, tu t’es faite belle pour moi, tu annonçais un printemps précoce mais prometteur, ton ventre s’arrondissait et tu avais choisi ce jour pour m’annoncer la grande nouvelle, dans la cuisine…
J’étais étourdi, abasourdi. J’avais l’impression d’être ce bâton de fondue qu’on enfonçait dans un bol bouillant et fumant pour attraper un morceau de viande perdu dans un océan ombragé…
Tu aimais jouer avec mes sentiments et mes émotions.
J’aimais te laisser jouer avec mon âme et mes sens…
Un double jeu excitant mais dangereux.
Bizarrement, l’odeur de la fondue emplit la cuisine vide et désertée…
Elle se mêlait à la vanille de ton tendre effluve…
Ma tête s’alourdit, je te revoyais ce jour là, ravissante, ensoleillée, radieuse…

Des soirs, je te retrouvai pétillante d’énergie, colorée, miroitante, comme les bulles de cette eau gazeuse qui t’abreuvait après tes petits repas minuscules de ton éternel régime amincissant, tu bouillonnais comme les laves d’un volcan d’amour… La cuisine devenait trop petite pour toi, l’espace de ton cœur envahissait les murs ocres de la pièce et tu l’emplissais avec ton humeur chatoyante et ta saveur exotique… J’adorais te regarder virevolter sur tes petits talons, comme une danseuse étoile qui tournoyait sur une scène d’opéra, tu étais gracieuse.

Que tu es belle !

D’autres soirs, tu étais plate,
Sans âme ni odeur,
Ton visage se renfermait, tu bougeais comme un automate
Sans âme ni chaleur…
Tes portes se renfermaient, je restais dehors, seul…
A te scruter dans ta solitude de femme,
Dans ton monde feutré, silencieux,
Dans ton monde de mélodrames…

Et puis un jour, à côté de mon café corsé, tu m’avais écrit un petit mot sucré, mielleux, pour me dire que tu m’aimais…
Un autre matin, tu avais laissé une lettre salée où tu maudissais ma race et mes racines parce que tu soupçonnais une tromperie inventée, insensée…
Je retrouvais parfois une parole poivrée d’amertume au lendemain d’une nuit de tourments…
Ce matin là, la table était vide, aucune lettre ne traînait sur la surface lisse… Aucune pensée sucrée, salée ou même poivrée ne vagabondait dans l’air lourd qui pesait sur cette pièce stérile, aride, pouilleuse.

De la chambre, je t’entendais parfois t’affairer dans la cuisine, te perdre dans des recettes abracadabrantesques importées d’un ailleurs lointain et aux noms savants impossibles à retenir. Le bruit de la vaisselle devenait de plus en plus sourd, au rythme de tes sermons dans lesquels tu maudissais le créateur de ces recettes inouïes. Mais tu savais parfaitement mettre ta prodigieuse touche personnelle dans ces plats et tu me régalais d’un dîner exquis, à la lumière de tes pupilles qui éclairaient mon monde et ma vie…

Et ce soir, je me retrouve seul, affamé de ton corps qui me manque tant et de ton cœur qui ne bat plus contre le mien…
Ce soir, je me retrouve seul, assoiffé de ta joie de vivre, de tes sauts d’humeur et de tes sourires angéliques…
Ce soir, je me retrouve seul, avec mes souvenirs ternis et ma mémoire fatiguée, je suis fatigué, épuisé à t’attendre, à attendre le bruit de tes pas dans le couloir, à attendre ton souffle qui me transporte, à attendre ta main qui me console, à attendre ton regard qui me réchauffe, à attendre… en vain…
Ce soir, je me retrouve dans cette cuisine, au milieu des plats vides et des ustensiles qui résonnent, qui sonnent faux, qui sonnent creux.
Je cherche une odeur à laquelle je m’accroche, un arôme qui me serve de balise, je cherche une histoire, un rire, une larme, une recette… en vain…

Tout est vide, le congélateur où tu cachais soigneusement tes humeurs glaciales, le micro-ondes où tu réchauffais un sentiment terni par le temps pour me le servir tiède et sans goût, les tiroirs d’où émanait la douceur de tes lèvres de cannelle et de ta peau suave, le four qui brûlait comme ton corps ardent et embrasé… tout est vide…

Je me promène, pieds nus sur le carrelage froid de cette pièce qui fut si chaude et si chaleureuse…
Je promène mon regard nu sur les cloisons froides de cette pièce qui fut si chaude et si chaleureuse…
Je ne sais plus combien de temps j’ai passé dans la cuisine, perdu dans mes souvenirs, égaré, errant dans mes pensées que tu as emportées si loin, avec toi…
La lune a cédé son trône nocturne à un soleil levant, rougeâtre, qui à travers les mêmes stores entrouverts me baignait dans des ondées capucines et dispersait sur le sol dénudé des stries vermeilles…
A côté de la fenêtre, dans le grand vase posé à même le sol, un unique tournesol cherchait dans une courbure éreintée cet éclat de l’astre lumineux qui commençait à peine à pointer ses rayons cramoisis dans le ciel ténébreux.
Je me sens fatigué, las et épuisé comme ce tournesol.
Mais j’envie le tournesol qui s’accroche à son soleil, à son Dieu de lumière, à sa raison de vivre.
Tu es mon soleil, ma déesse, tu as emporté ma lumière et ma foi, tu as emporté ma raison de survie.

Je referme doucement la porte de la cuisine. Le bruit résonne dans le silence comme un lourd portail métallique qui emmure ma mémoire aigrie.
Je retrouve notre lit, en solitaire, avec la même faim qui broie mes entrailles, une faim plus violente, plus douloureuse, la faim de toi, de ton amour de femme, de ton corps de femme…
Mes paupières sont lourdes, je m’endors avec l’espoir de te trouver à mon réveil à mes côtés, ou l’espoir de t’entendre chantonner, comme chaque matin, dans la cuisine…

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