Le passant
Perché le haut de ma tabatière creuse,
A travers une vitre brumeuse,
Je guettais les ébats et les remous de mon impasse,
Les carreaux renvoyaient les traits décomposés de ma face.
Le ciel était bas, grisaille sur ces murs sordides,
L’air était lourd, amer, acide,
Le pavé était cassant, cassé, aride,
Mon regard vide…
Il était là, honteux, squelettique, indéfini,
Recourbé, obscène, impassible et affranchi,
Sous la grisaille de sa toison, un volcan d’effrois,
Semant sur son passage admiration, peur et désarroi…
Le roi de l’asphalte, le passant de ma ruelle,
Mon passant entamait son rituel.
Voir…
Contempler une chaussée, un sentier de haine,
Saisir ces instants de doute ou de peine,
Discerner une lueur, un départ, une étreinte,
Repérer un inconnu, un amoureux dans cette vie feinte…
Mon passant traversait l’allée, trébuchant,
Heurtant les cloisons de ses doigts sanglants,
Immuable, impénétrable, apathique et négligent,
Dans son allure gélatineuse transpercée de mille tourments…
Il traversait mon quai comme on traversait une vie,
Ne laissant aucune trace, transparent, meurtri,
Sinuant dans sa mémoire dénudée, broyée, dépouillée,
Au-delà de ses prunelles brûlées, de ses paupières endeuillées…
Dans cette tumulte sans lois ni règles,
Mon passant était aveugle…
Entendre…
Une musique s’élever d’une cluse oubliée,
Un tango, une symphonie, un rock rogné,
Le cri d’un novice pleurant la vie étrennée,
Les cris d’une masse pleurant une vie enterrée…
Mon passant s’accoudait au muret cimenté,
Désinvolte, distant des chants et des voix qui hurlaient,
Des claques, des matraques, de la douleur des échos,
Il voguait sur les écumes du chaos…
Il traversait mon quai comme on traversait une vie,
Se consumant, embrasant les gazouillements et les cliquetis,
Attisant mes soupirs, mes battements et mes cris,
Scellant les bribes de son ouie.
Dans cette jungle de non-dits et de calembours,
Mon passant était sourd.
Parler…
Hurler ses envies, vagir ses désirs,
Gémir sa haine, murmurer un plaisir,
Prier, supplier un saint, susurrer un je t’aime,
Râler, mentir, trahir ses anathèmes…
Mon passant s’embryonait dans son silence,
Dans une crypte obscure baignée de souffrance…
Une lave adulait sa glotte, sa langue tailladée,
Ensevelissant ses maux, ses mots et ses pensées…
Il traversait mon quai comme on traversait une vie,
Etranglé par la corde d’une rue du pardon bannie,
Tu par cet amour de trop, cette passion interdite,
Strangulé par des normes, étouffé par des rites…
Dans cette mascarade de pantins fardés,
Mon passant était muet.
Toucher, sentir,
Une peau aimante, une chair amie,
Une haleine, un souffle d’ardeur épris,
Une caresse, un heurt d’un cœur vénéré,
Un sang, un délire, un miel sur des lèvres assoiffées…
Anosmie mortelle,
Ossature cicatricielle,
Il traversait mon quai comme on traversait une vie,
Déraillant, égaré, perdu, flétri…
Mon passant balayait mon impasse et mes songes,
Sous un déluge de faux-semblants et de mensonges,
Rituel sanctifié d’un matin scabreux,
Sacrement sadique de mon œil hargneux…
Mais un matin, guettant à travers les brèches de mon enceinte,
Je ne vis pas mon passant,
Des secondes, des minutes, des heures dans l’espoir et la crainte,
Je ne vis pas mon passant…
Les jours passèrent, et un matin, je revis mon passant,
A travers mes carreaux brisés, mes traits suants,
Je le vis étendu sur une couche de velours,
Amarante, comme son sang gelé, dans mon artère, dans ma cour…
Je le vis souriant, porté par des épaules solides,
Emporté vers d’autres rives, indifférent, placide,
Emportant avec lui son ankylose et sa névrose,
Emportant avec lui un dernier bouquet de roses,
Emportant avec lui sa cécité, sa surdité et son mutisme,
Emportant la vie, ma vie, ma vue, mon ouie, mes cris et mon cynisme.
Mon passant était mort…
J’étais mort…
Je ne vis plus mon passant…
Mais un matin, je revis mon passant,
Vivant sur mon miroir grisant,
Je me vis, je me revis, je devins le passant,
Avide de vie, aimant et amant.
J’étais là, dans ma ruelle, en bas de mon oriel,
Prêt pour mon infâme rituel,
J’étais le roi de l’asphalte,
Sous cet azur qui m’exalte…
J’étais le passant qui ne traversait plus la vie, mais qui l’arrêtait,
Pour humer ses saveurs, goûter ses péchés, la bercer…
J’étais le passant qui voulait entendre, crier, voir et survivre,
Je suis le passant qui veut vivre…
jeudi 21 février 2008
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